6
VERS le milieu de la nuit, ils quittèrent une habitation dans laquelle ils s’étaient glissés en utilisant un conduit d’aération et dissimulés en évitant de réveiller les dormeurs.
Cette maison était située dans la rue qui se trouvait immédiatement sous le palais de l’empereur. À partir de cet endroit, les conduits d’aération n’étaient plus reliés entre eux. Étant donné que tous les chemins et tous les escaliers étaient gardés, il ne leur était possible d’atteindre leur but qu’en escaladant une partie de la paroi extérieure. Cela ne serait pas facile. Sur une hauteur de douze mètres, on s’était délibérément abstenu de sculpter la montagne et la paroi verticale était absolument lisse.
Soudain, alors qu’ils se faufilaient précautionneusement dans l’ombre au pied de la paroi, ils faillirent se heurter à deux pieds bottés qui émergeaient d’une niche obscure. Les pieds appartenaient à un cadavre, celui d’une sentinelle. Un autre corps gisait à proximité. L’un des soldats avait eu la gorge tranchée, et l’autre avait un morceau de fil serré autour du cou.
« Nimstowl est passé par ici », murmura Anania. « On l’appelle l’Étrangleur. »
Les torches d’une patrouille qui approchait brillèrent à moins de trois cents mètres de l’endroit où ils étaient tapis. Kickaha maudit l’imprévoyance de Nimstowl, qui n’avait pas pris la peine de cacher les corps. De toute manière, se dit-il, cela n’eût pas changé grand-chose à la situation. En s’apercevant de l’absence des sentinelles, la patrouille n’allait pas manquer de donner l’alarme.
La petite porte aménagée dans la paroi était ouverte : on ne pouvait la fermer que de l’extérieur. Kickaha et Anania, après avoir pris les armes des deux soldats, se précipitèrent dans l’ouverture et gravirent quatre à quatre l’escalier qui s’élevait entre deux hauts murs lisses. Lorsqu’ils atteignirent le haut des marches, ils suffoquaient et haletaient.
Des cris s’élevèrent dans la cage de l’escalier. Une lumière apparut, puis des bruits de bottes se firent entendre. Des tambours résonnèrent et un appel de clairon retentit.
Kickaha et Anania avaient bondi, non pas vers le palais, mais en direction d’un escalier raide qui se trouvait sur leur gauche. Au sommet des marches luisaient des toits d’argent et des barreaux de fer gris. Une odeur d’animaux, de paille, de viande corrompue et de purin frappa leurs narines.
« Le zoo royal », dit Kickaha. « Je suis déjà venu ici. »
À l’extrémité d’un long passage pavé, quelque chose brilla comme un fil dans l’ourlet de la nuit. Cela traversa le clair de lune pour disparaître dans l’obscurité, reparut puis disparut à nouveau par une porte immense s’ouvrant dans un colossal bâtiment blanc.
« Nimstowl ? » s’exclama Anania. Elle fit mine de vouloir se lancer à sa poursuite, mais Kickaha l’arrêta d’une poigne brutale. Son visage grimaçant aussi blanc que la lumière argentée de la lune, ses yeux aussi grands que ceux d’un hibou furieux, elle se dégagea avec brusquerie.
« Tu oses me toucher, leblabbiy ?
— Chaque fois qu’il le faudra », dit-il rudement. « Et ne t’avise pas de me traiter une nouvelle fois de leblabbiy. Je ne me contenterai pas de te frapper, je te tuerai. Ne crois pas que je sois homme à supporter ton arrogance et ton mépris.
Ils sont uniquement basés sur un égoïsme vide, empoisonné, maladif. Répète ce mot, et je te tue. Tu n’es supérieure à moi en aucune manière. Si tu veux tout savoir, tu dépends de moi.
— Moi, je dépends de toi ?
— Absolument », dit-il. « Tu as un plan pour t’échapper ? Un plan qui puisse réussir, même s’il est insensé ? »
Les efforts qu’elle accomplissait pour se contrôler la faisaient frissonner. Puis elle se força à sourire. S’il n’avait pas été conscient de sa fureur cachée, il aurait pensé que c’était là le sourire le plus merveilleux, le plus charmant, le plus séduisant, le plus tout ce que l’on veut qu’il eût jamais vu dans cet univers et dans son monde d’origine.
« Non, je n’ai pas de plan. Tu as raison, je dépends de toi.
— De toute façon, tu es réaliste », dit-il. « J’ai entendu dire que la plupart des Seigneurs sont tellement arrogants qu’ils préféreraient mourir plutôt que d’avouer une faiblesse ou une dépendance quelconques. »
Sa souplesse la rendait pourtant plus dangereuse que jamais. Il ne fallait pas qu’il oublie qu’elle était la sœur de Wolff. Wolff lui avait dit que ses sœurs Vala et Anania étaient probablement les deux femelles humaines les plus dangereuses du monde. Même si l’on faisait la part d’un orgueil familial excusable et d’une certaine exagération, elles l’étaient probablement excessivement.
« Reste ici », ordonna-t-il.
Il se lança silencieusement à la poursuite de Nimstowl. Il n’arrivait pas à comprendre comment les deux Seigneurs s’y étaient pris pour arriver directement à l’étage du palais. Comment avaient-ils appris l’existence de la petite « porte » secrète dans le temple ? Il n’y avait qu’une explication possible : durant leur bref séjour au palais de Wolff, ils avaient dû voir la maquette sur laquelle était précisé son emplacement. Anania ne se trouvait sans doute pas avec eux à ce moment-là, ou si elle y était, elle gardait le silence pour une raison connue d’elle seule.
Pourtant, si les deux Seigneurs avaient découvert l’emplacement de la « porte », comment se faisait-il que les Cloches Noires ne l’eussent pas également repéré, alors qu’ils disposaient de beaucoup plus de temps ? Trouver la réponse ne lui demanda que quelques secondes : les Cloches savaient où était la « porte », et ils y avaient placé deux gardes. Mais tous deux étaient morts, l’un égorgé, l’autre étranglé ; maintenant l’angle du palais était ouvert à tous les vents, et de la lumière y était visible. Kickaha se glissa avec précaution dans l’étroite ouverture et pénétra dans la petite chambre. Quatre croissants d’argent étaient sertis dans les dalles du sol ; les quatre autres, qui auraient dû se trouver suspendus à des crochets scellés dans le mur, avaient disparu. Les deux Seigneurs avaient utilisé une « porte » pour s’échapper, en emportant quatre croissants afin de s’assurer que personne ne pourrait les suivre.
Furieux, Kickaha revint vers Anania et lui apprit la mauvaise nouvelle. « Cette issue est inutilisable, mais tout n’est pas encore perdu », dit-il. Il emprunta un chemin dallé de diorite, dont les dalles extérieures étaient serties de petites pierres précieuses, et s’arrêta devant une énorme cage. Les deux oiseaux qui y étaient enfermés se dressèrent sur leurs pattes et lancèrent à Kickaha un regard chargé de colère. Ils avaient trois mètres de haut ; leur tête était rougeâtre et leur bec jaune pâle ; leur corps était du même vert que le ciel à midi ; ils avaient les pattes jaunes et leurs yeux ressemblaient à des boucliers écarlates parsemés de protubérances noires. L’un d’eux parla, avec la voix d’un perroquet géant : « Que fais-tu ici, Kickaha, vil Rusé ? » Dans la grosse tête du monstre se trouvait le cerveau d’une femme enlevée par Jadawin trois mille deux cents ans auparavant sur les rives de la mer Egée. Ce cerveau avait été transplanté dans un but à la fois récréatif et utilitaire par Jadawin dans le corps animal créé dans son laboratoire de biologie. Cet aigle était l’un des rares spécimens à cerveau humain encore en vie. Les grands aigles verts, tous femelles, se reproduisaient par parthénogenèse. Il restait environ quarante survivants sur les cinq mille créés originellement. Les autres, les quelques millions encore en vie, étaient leurs descendants.
« Dewiwanira ! » s’exclama Kickaha qui ajouta, en grec mycénien : « Que fais-tu ici, dans cette cage ? Je croyais que tu étais un familier de Podarge, pas de l’empereur. »
Dewiwanira cria et mordilla les barreaux de sa cage. Kickaha, qui se tenait tout près, fit un bond en arrière puis se mit à rire.
« C’est ça, stupide oiseau. Continue à faire ce vacarme, et ils vont s’amener au galop et t’empêcher de t’échapper. » L’autre aigle répéta : « S’échapper ?
— Oui, s’échapper », répondit Kickaha. « Aidez-nous à quitter Talanac et nous vous ferons sortir de votre cage. Mais décidez-vous sur-le-champ, car nous ne disposons pas de beaucoup de temps.
— Podarge nous a ordonné de vous tuer, toi et Jadawin-Wolff », dit Dewiwanira.
— Tu pourras essayer plus tard », répliqua Kickaha.
« Si tu ne nous promets pas de nous aider, tu mourras dans cette cage. Veux-tu voler à nouveau, revoir tes amis ? » Des torches apparurent au bas des marches menant au palais et aux jardins zoologiques.
« Oui ou non ? » insista Kickaha.
« Oui », dit Dewiwanira. « Par les seins de Podarge, ou Anania sortit de l’ombre pour aider Kickaha, et ce ne fut qu’à ce moment-là que les deux aigles aperçurent distinctement son visage. Ils sautèrent sur place, battirent des ailes et coassèrent : « Podarge ! »
Kickaha s’abstint de leur expliquer qu’elle était la sœur de Jadawin-Wolff. Il dit simplement : « Le visage de Podarge a eu un modèle. » Il courut vers un entrepôt, se félicitant de l’avoir visité lors de son séjour chez l’empereur. Il en revint porteur d’un rouleau de corde. Il sauta alors dans une fosse creusée dans le jade et pesa de toutes ses forces sur un levier de fer. Il y eut un grincement de métal et la porte de la cage s’ouvrit brusquement.
Anania montait la garde, une flèche à son arc bandé. Dewiwanira se baissa pour sortir la première et demeura immobile pendant que Kickaha, après avoir coupé la corde en deux, en attachait une extrémité à chacune de ses pattes. Antiope, l’autre aigle, quitta la cage à son tour et se laissa entraver de la même manière.
Kickaha expliqua quel était son plan. Alors, au moment où les soldats faisaient leur apparition et envahissaient les jardins, les deux oiseaux géants se perchèrent sur le mur peu élevé qui entourait le zoo. Ils ne s’y prirent pas de la manière habituelle ; au lieu d’avancer à grandes enjambées, ils sautillèrent en agitant les ailes afin de ne pas se blesser les pattes.
Kickaha s’assit entre les pattes de Dewiwanira, la corde sous ses cuisses, agrippant chaque patte au-dessus des énormes serres, puis il cria : « Prête, Anania ?… Allez Dewiwanira, vole ! » Bien qu’alourdis par le poids des deux humains, les deux aigles s’élevèrent dans les airs, leurs immenses ailes battant avec difficulté. Kickaha sentit la corde lui pénétrer dans les chairs. Le mur, sous lui, disparut. Bientôt, les parois obliques et les rues de Talanac, éclaboussées par la lumière argentée de la lune, défilèrent sous lui à une vitesse effrayante. Beaucoup plus bas, à près de mille mètres, il vit étinceler le ruban de la rivière qui, au pied de la montagne roulait ses eaux tumultueuses.
Puis la montagne se mit à glisser sur sa gauche, dangereusement près. Les aigles pouvaient supporter un poids relativement important car leurs muscles étaient proportionnellement beaucoup plus puissants que ceux des aigles de la Terre, mais ils ne pouvaient pas battre des ailes suffisamment vite pour supporter longtemps ce poids. Tout ce qu’ils pouvaient faire en ce cas, c’était freiner la vitesse de la descente. Ils volèrent ainsi parallèlement à la montagne, battant frénétiquement des ailes lorsqu’ils approchaient trop près d’une rue en saillie, et l’évitant avec une telle lenteur que Kickaha en avait la gorge serrée. Au moment d’aborder la rue sur laquelle ils semblaient devoir s’abîmer, ils « ramaient » furieusement et réussissaient par miracle à la franchir.
Les deux humains durent continuellement garder les jambes repliées sous eux pendant cette partie délicate du trajet, le cœur battant et la bouche sèche. Par deux fois, ils forent souffletés par des branches d’arbres. À un certain moment les deux aigles durent virer à angle droit pour éviter d’entrer en collision avec une haute construction de bois érigée au sommet d’une maison pour une raison inconnue. Un peu plus tard, Kickaha et Anania heurtèrent la paroi de jade marron et noir qui fort heureusement était lisse, et ils s’en tirèrent avec quelques contusions. Si la montagne avait comporté des motifs en relief à cet endroit, ils se seraient déchiré les chairs et rompu les os.
Vint enfin le moment où le niveau le plus bas, la Rue des Sacrifices Rejetés – ainsi baptisée pour des raisons que Kickaha n’avait jamais découvertes – se trouva derrière eux. Mais là aussi ils avaient frôlé la catastrophe, car ils n’évitèrent le rempart de jade qui la clôturait à l’extérieur que de quelques centimètres. Kickaha était si certain qu’il allait être déchiré par les pointes de fer qui le couronnaient qu’il en ressentit la douleur.
Les aigles virèrent et continuèrent à perdre lentement de l’altitude, en se dirigeant droit vers le fleuve.
Il mesurait un kilomètre et demi de largeur à cet endroit. Sur la rive opposée, il y avait des docks et des navires à quai, et plus loin d’autres navires étaient à l’ancre. C’étaient pour la plupart des galères à deux ponts avec de hautes dunettes et un ou deux mâts gréés en carré.
Kickaha enregistra tout cela d’un seul coup d’œil et, tandis que les aigles descendaient vers la surface de l’eau, il fit ce qu’il avait arrangé avec Anania avant le départ. Convaincu que les aigles essaieraient de les tuer dès que tout danger serait écarté, il avait conseillé à Anania de lâcher prise et de se laisser tomber dans l’eau dès que l’occasion serait propice.
Ils se trouvaient à quinze mètres au-dessus du fleuve lorsque Dewiwanira opéra sa première tentative. Elle abaissa le cou et tenta de frapper Kickaha du bec, mais heureusement, la proie qu’elle convoitait se trouvait légèrement hors de sa portée. L’énorme bec battit l’air à quelques centimètres de la tête de Kickaha.
« Saute ! » cria l’aigle géant. « Tu vas me faire tomber dans l’eau ! Je vais me noyer ! »
C’était exactement ce que Kickaha espérait. Il craignait toutefois que l’animal ne réussît à se maintenir assez haut et n’appelât Antiope qui viendrait le déchiqueter avec son bec. Les deux oiseaux pourraient ensuite intervertir les positions et attaquer Anania. Mieux valait s’éloigner du danger le plus rapidement possible.
Il entreprit de donner à la corde un mouvement de balance d’avant en arrière puis, à l’instant propice, il bascula la tête en bas et fit un plongeon impeccable. En atteignant le niveau de l’eau, il aperçut du coin de l’œil Anania qui l’avait imité et qui tombait dans l’eau à quelques mètres de lui.
Ils se trouvaient à environ deux cent cinquante mètres de la plus proche des cinq galères à l’ancre. À deux kilomètres en aval, des torches s’avançaient dans leur direction. La lumière faisait luire des casques et éclairait des avirons qui battaient l’eau en cadence.
Les deux aigles avaient traversé le fleuve et ils commençaient à s’élever, silhouettes noires dans le clair de lune.
Kickaha héla Anania, et ils se mirent à nager vers le navire le plus proche. Ses vêtements et ses deux couteaux l’alourdissant, il détacha de sa ceinture le fourreau qui contenait l’arme la plus lourde et le laissa glisser dans les profondeurs, puis il se débarrassa de ses vêtements et les laissa dériver derrière lui. Il regrettait d’avoir à agir ainsi, mais les événements des dernières quarante-huit heures et le manque de nourriture l’avaient vidé de presque toute son énergie. Tournant la tête vers Anania qui nageait non loin de lui, il vit qu’elle l’avait imité.
Finalement, ils atteignirent le navire, longèrent sa coque et allèrent s’accrocher à sa chaîne d’ancre. Épuisés, ils aspirèrent l’air à grandes goulées, la bouche ouverte. Personne n’apparut sur le pont du bateau, au-dessus d’eux. S’il y avait un veilleur, il devait dormir.
Le patrouilleur lancé à leur poursuite approchait rapidement. Cependant, Kickaha ne pensait pas qu’ils eussent été découverts. Il expliqua à Anania ce qu’il comptait faire et, lorsqu’il eut repris son souffle, il plongea sous la coque. Il vira lorsqu’il pensa se trouver sous la partie centrale du navire et nagea vers l’arrière en suivant l’axe longitudinal de la quille. Il faisait quelques brasses puis s’arrêtait pour tâter ce qui se trouvait au-dessus de lui. Il atteignit ainsi l’arrière du bâtiment et émergea sous la dunette surélevée sans avoir rien découvert. Il rejoignit alors Anania, qui avait exploré de la même façon la partie avant du navire, et qui elle non plus n’avait rien trouvé.
« Il est à peu près certain », dit-il en haletant, « qu’aucun de ces cinq bateaux ne comporte de cachette secrète pour les marchandises de contrebande. Nous pourrions tout aussi bien en examiner cent sans rien trouver. En attendant, le patrouilleur approche.
— Peut-être devrions-nous essayer la voie de terre », suggéra-t-elle.
« Nous ne le ferons qu’à la dernière extrémité », dit-il. « À terre, nos chances de nous échapper sont extrêmement réduites. »
Il se laissa glisser dans l’eau sans bruit, nagea vers le navire le plus proche et reprit ses recherches le long de la quille. Ce bateau et le suivant s’avérèrent posséder des fonds sans secrets. Kickaha estima que le patrouilleur était maintenant tout près, bien qu’il ne pût le voir.
Un bruit de tonnerre jaillit soudain du bord opposé du navire, quelque chose qui ressemblait à un coup de canon. Il y eut une seconde explosion, puis des cris s’élevèrent, des cris poussés par des aigles et par des hommes.
Bien qu’il ne pût rien voir, il comprit ce qui s’était passé. Les aigles géants avaient rebroussé chemin pour essayer de le tuer. Ne le trouvant pas, ils avaient décidé de se venger de leur longue captivité sur les humains les plus proches. Tombant du ciel nocturne, ils avaient plongé sur le navire. Le bruit que Kickaha avait entendu était le claquement produit par leurs ailes au moment où ils les avaient ouvertes pour contrôler leur chute.
Maintenant, ils devaient se trouver à l’intérieur du bateau, déchiquetant l’équipage de leur bec et de leurs serres.
Il y eut encore quelques cris, et le silence se rétablit pour un instant. Il y eut ensuite des hurlements de triomphe pareils au barrissement d’un éléphant, puis le claquement d’ailes géantes contre l’air. Kickaha et Anania plongèrent sous la coque du quatrième navire et entreprirent de poursuivre leurs recherches tout en se tenant hors de la vue des deux oiseaux.
Kickaha, en arrivant sous la dunette, entendit le battement de leurs ailes et il demeura immobile jusqu’à ce que les deux monstres se fussent éloignés. Peut-être abandonneraient-ils leur chasse, peut-être aussi avaient-ils l’intention de revenir.
Anania n’était pas en vue. Il y avait si longtemps qu’elle avait disparu que Kickaha se demanda si elle ne s’était pas noyée. Peut-être aussi avait-elle découvert ce qu’elle cherchait, et décidé de tenter sa chance seule.
Il se mit à nager sous l’eau vers l’avant du navire et soudain, sa main rencontra le rebord d’un puits aménagé sous la quille. Il remonta, ouvrit les yeux et aperçut à travers l’eau un reflet gris sombre au-dessus de lui. Il se glissa dans l’ouverture et émergea dans un local carré éclairé par une lampe. Clignant des yeux, il aperçut Anania. Elle était accroupie sur une corniche et tenait un couteau à la main. La corniche surplombait l’eau de cinquante centimètres et faisait entièrement le tour de la petite pièce. Auprès de la main armée d’Anania, il aperçut la chevelure noire d’un homme. Kickaha fit un rétablissement et se hissa sur la corniche. L’homme était un Tishquetmoac et il était profondément endormi.
Anania sourit et dit : « Il dormait quand j’ai émergé dans la cachette. Heureusement, car il aurait pu me transpercer de sa lance avant même que je ne me sois aperçue de sa présence. Je lui ai donné un bon coup du tranchant de la main sur le cou afin qu’il continue à dormir. »
La corniche avait environ un mètre vingt de large. Sur un de ses côtés étaient posés quelques fourrures, des couvertures, un tonnelet marqué d’un signe qui indiquait qu’il contenait du vin, et quelques coffrets de bois sertis de métal dont Kickaha espéra qu’ils recelaient de la nourriture. L’absence de marchandises signifiait que l’on avait enlevé les denrées de contrebande et qu’il y avait de fortes chances pour que personne ne vint les déranger.
La fumée dégagée par la lampe s’élevait vers quelques trous percés dans le plafond. Kickaha, approchant sa joue de l’un des trous, sentit un léger appel d’air. Il était à peu près certain que la lumière n’était pas visible de l’extérieur, mais il lui faudrait aller s’en assurer.
« De nombreux navires sont équipés de locaux secrets comme celui-ci », dit-il à Anania. « Parfois les capitaines connaissent leur existence, parfois ils l’ignorent. » Il montra du doigt l’homme endormi. « Nous l’interrogerons plus tard. » Il entrava les chevilles du Tishquetmoac et le retourna pour lui attacher les mains derrière le dos. Puis bien qu’il mourût d’envie de s’allonger et de dormir, il se remit à l’eau. Il nagea vers la chaîne de l’ancre, s’y accrocha et entreprit de se hisser sur le pont du navire. Il prit pied sur le tillac et explora le bâtiment de bout en bout. Il ne découvrit aucun gardien et se fit une idée précise du plan du navire. En outre, il trouva des baguettes de viande sèche et des biscuits enveloppés dans des boyaux imperméables. Les aigles n’étaient pas en vue et le patrouilleur lancé à leur recherche avait dérivé si loin qu’il ne put se rendre compte si les oiseaux géants avaient ou non attaqué ceux qui le montaient.
Lorsqu’il reprit pied dans le compartiment secret le Tishquetmoac avait repris conscience.
Il s’appelait Petotoc. Il s’était caché là parce qu’il était recherché par la police (il ne voulut pas dire de quoi on l’accusait). Il n’était pas au courant de l’invasion. Il fut évident qu’il ne croyait pas ce que lui disait Kickaha Ce dernier s’adressa à Anania :
« Un grand nombre de personnes nous ont vus nous échapper, et les recherches dans Talanac ont dû être abandonnées », dit-il. « On va maintenant nous chercher dans la vieille ville, dans les fermes, dans la campagne, et l’on va certainement fouiller aussi tous les bateaux. Quand les envahisseurs verront que nous sommes introuvables, il est possible que la vie normale reprenne. Alors ce navire lèvera l’ancre et appareillera vers sa destination. »
Kickaha demanda à Petotoc s’il leur était possible de se procurer suffisamment de vivres pour qu’ils puissent tenir tous trois durant un mois. Les yeux d’Anania s’agrandirent.
« Passer un mois dans ce trou puant et humide ! » s’exclama-t-elle.
« Si tu veux vivre, il n’y a pas d’autre solution », répondit-il, « J’espère sincèrement que nous n’y demeurerons pas aussi longtemps, mais j’aime bien disposer de réserves en cas d’urgence.
— Je deviendrai folle », dit-elle.
« Quel âge as-tu ? » demanda-t-il. « Dans les dix mille ans, je suppose. Et au bout de tout ce temps, tu n’as pas encore appris à avoir un comportement mental approprié lorsque tu te trouves dans une situation délicate ?
— Je n’ai jamais pensé que je pourrais me trouver un jour dans une situation pareille », dit-elle d’un ton maussade.
— En somme, il t’arrive quelque chose d’inhabituel après dix millénaires, hein ? Tu devrais être heureuse de ne plus t’ennuyer. »
D’une manière tout à fait inattendue, elle se mit à rire.
« Je suis fatiguée et irritable. Mais tu as raison, Kickaha. Mieux vaut mourir de peur que d’ennui. Et ce qui s’est passé…»
Elle tendit les mains, la paume en dessus, pour indiquer qu’elle ne pouvait plus parler.
Renseigné par Petotoc, Kickaha remonta sur le pont du navire. Il mit à l’eau une petite embarcation, s’y laissa tomber, rama vigoureusement jusqu’au rivage et pénétra dans un petit entrepôt. Il prit tous les vivres qu’il put emporter, en bourra le canot et revint vers le navire. Il attacha l’embarcation à la chaîne d’ancre et plongea pour aller chercher Anania. À eux deux, ils firent plusieurs voyages pour transporter les provisions et, lorsqu’ils eurent terminé, ils étaient à tel point exténués qu’ils eurent de la peine à se hisser sur la corniche. Avant sa dernière plongée, Kickaha avait détaché le canot qui était parti à la dérive.
Frissonnant de froid et de fatigue, il avait une envie irrésistible de s’allonger et de dormir mais il n’osait pas laisser le contrebandier sans garde. Anania était d’avis de résoudre le problème en le tuant. Le prisonnier écoutait sans comprendre, car ils parlaient dans la langue des Seigneurs mais lorsqu’il vit Anania passer un doigt en travers de sa gorge, il comprit de quoi il s’agissait et sa sombre pigmentation vira au rouge clair.
« Je ne le ferai que si cela s’avère nécessaire », dit Kickaha, « car même si nous le tuons, il sera nécessaire de monter la garde. D’autres contrebandiers pourraient surgir pendant notre sommeil et nous maîtriser. Clatatol et sa bande auraient pu résister à la tentation de nous livrer – bien que je doute fort qu’ils eussent pu tenir longtemps – mais d’autres ne montreront pas la même loyauté. »
Il prit le premier tour de garde et ne put résister au sommeil qu’en s’aspergeant d’eau, en bavardant avec Petotoc et en faisant furieusement les cent pas sur la corniche. Lorsqu’il pensa que deux heures s’étaient écoulées, il réveilla Anania en la giflant et en lui lançant de l’eau. Après qu’elle lui eut promis de ne pas succomber au sommeil, il s’allongea et ferma les yeux.
Il venait de se rendormir après son troisième tour de garde quand il sentit qu’on le secouait. Il allait se relever mécaniquement lorsqu’Anania lui mit une main sur la bouche et lui chuchota à l’oreille : « Silence ! Tu ronflais. Il y a des hommes à bord. » Il resta longtemps étendu, écoutant les bruits de pas sur le pont, les cris, les conversations, le choc sourd des marchandises que l’on déplaçait et les coups portés contre les cloisons du navire afin de déceler les compartiments clandestins.
Après douze cents secondes comptées silencieusement une à une par Kickaha, les hommes quittèrent le navire et le silence se rétablit. Chacun à son tour, Anania et Kickaha essayèrent de rattraper le sommeil perdu.